Modus Operandi expérimente et développe un approche constructive du conflit. Elle suppose que le conflit est un moment et un espace de possibles transformations vers plus de justice. Le conflit émerge et se développe indépendamment de l’éventuelle apparition de violence. C’est pourquoi Modus Operandi étudie de multiples formes de violence, pour comprendre leurs origines multiples. Ce travail sur les dynamiques de la violence et du conflit s’inspire de l’approche de conflict transformation, qui peut se traduire en français par transformation de conflit ou transformation par le conflit et influence notre conception de la paix
Ce travail d’analyse est conduit dans le cadre de collectifs de recherche actifs à travers plusieurs actionset suivant une méthodologie particulière.
Violence
La violence est un processus
Nous pensons que :
• la violence possède un pouvoir destructeur
• la violence doit être évitée autant que possible
• la violence ne peut être utilisée légitimement que dans des conditions très spécifiques
Les travaux de Johan Galtung nous apprennent que la violence directe, ou physique, est liée à des formes moins visibles, institutionnelles ou structurelles, de violence dont les auteurs ne sont pas immédiatement identifiables.
Mais au-delà de ce consensus, la violence relève d’un concept glissant. Les frontières entre ce qui peut être considéré comme violence et ce qui ne l’est pas sont poreuses et évoluent dans l’espace et le temps. Ce sont les rapports de force en cours qui définissent ces frontières et on comprend alors qu’elles changent constamment ; une démarche conceptuelle serait bien peu efficace et convaincante pour le faire.
Le courant émergeant des géographies de la violence apporte une contribution importante à la compréhension de la violence en proposant de la voir comme un processus, à un moment donné, plutôt que comme un acte ou un résultat contenu dans le temps et l’espace. Ces idées rejoignent les conclusions de Modus Operandi que la violence ne s’explique pas par elle-même mais qu’elle est une forme d’expression qui doit être interprétée et étudiée comme un processus, inséré dans un système. Pour cela, les faits de violence directe doivent être inscrits dans le temps long et dans un faisceau de relations entre échelles d’acteurs, rapports de pouvoir et lieux. Enfin, une des caractéristiques propres de la violence est qu’elle remplace la parole, quand celle-ci n’est pas possible.
Cette conception permet par exemple de contredire l’idée répandue que les solutions aux violences urbaines seraient à trouver principalement dans un dysfonctionnement dans les lieux où elles sont produites, c’est-à-dire les quartiers populaires.
Les différents types de violence
Violence directe
La violence directe est la forme de violence à laquelle on pense en premier car elle est la plus visible : assassinats, génocides, mutilations, tortures, mais aussi sanctions, répressions, détentions, expulsions, insultes, destructions matérielles, vols, harcèlement, …
Elle est factuelle : elle correspond à des faits précis, elle est repérable dans le temps. Facilement visible, souvent spectaculaire, elle est très médiatisée ; non pas forcément pour en trouver les causes mais pour la quantifier.
Elle peut par exemple facilement représentée par des points sur une ligne du temps
Un débat a pu exister pour savoir si la violence est en recul, ou pas, dans les sociétés occidentales modernes. Ses formes changeant régulièrement, les analyses doivent s’adapter à ses mutations pour saisir les ajustements aux crises que traversent les sociétés.
Nos analyses contextualisées
« Sortir du cycle de la violence », Herrick Mouafo Djontu, Irénées, juillet 2015
« Les quartiers populaires, qu’est-ce qu’on en dit, qu’est-ce qu’on y vit ? Appréhender le thème de la violence dans les quartiers populaires », Claske Dijkema, Joachim Boukdir, Irénées, juillet 2015
Les différents types de violence
Violence structurelle
La violence structurelle est la violence des systèmes. Elle ne s’exprime donc pas par des faits ponctuels – comme la violence directe – mais par des processus : discrimination, aliénation, exploitation, par exemple. Ses auteurs
sont ainsi difficiles, voire impossibles, à identifier et à désigner.
Elle a été théorisée par le sociologue norvégien Johan Galtung (1969) qui la définit comme :
« Any constraint on human potential due to economic and political structures »
« Toute forme de contrainte pesant sur le potentiel d’un individu du fait des structures politiques et économiques ».
Ces contraintes prennent la forme d’un accès inégalitaire aux ressources, aux droits, à l’éducation, à la santé, à la justice, etc. Les systèmes et les structures violentes aujourd’hui peuvent être classées dans l’ordre du politique (régimes politiques, législations, pratiques informelles…), de l’économique (capitalisme, néo-libéralisme, code du travail, contrats de travail, pressions…) et du social (normes sociales contraignantes…).
Elles produisent de l’inégalité, de l’exclusion, du déni de droits, de l’exploitation, de l’oppression… Comme elle s’inscrit dans le temps long, elle fait partie du paysage en quelque sorte, elle est peu visible, parfois invisibilisée par son caractère ordinaire et l’habitude qu’on a de voir certains groupes de personnes discriminés ou subalternisés.
La théorisation de la violence structurelle par Johan Galtung fait écho à ce que d’autres auteurs ont pu appeler violence symbolique (Bourdieu et Passeron) ou institutionnelle (Dom Camara). Galtung reste cependant abstrait et il n’est pas le premier à observer et chercher à analyser ce type de violence. Bourdieu et Passeron ont démontré
comment la concurrence entre classes sociales pour gagner ou maintenir leur position dominante peut produire de l’exclusion, de l’humiliation, de la frustration, de l’arbitraire, du harcèlement etc. autant d’actes qu’ils nomment violence symbolique. Dom Camara, évêque brésilien et théologien de la Libération, définit la violence institutionnelle comme « celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés ». La théologie de la Libération en Amérique latine décrit plusieurs structures sociales immorales qui causent la pauvreté, les inégalités sociales, le racisme et le sexisme. Plus récemment, l’anthropologue Paul Farmer se saisit du concept de la nviolence structurelle et l’applique au contexte haïtien de l’accès aux soins de santé des populations pauvres. Au lieu de regarder la pauvreté, largement répandue, comme une singularité locale tragique, la violence structurelle permet de la politiser car elle souligne les continuités dans l’histoire : l’esclavage, la dette, l’embargo sur le commerce…. dans ce temps long des rapports inégalitaires entre l’île et la France. En informant sur la machinerie
sociale de l’oppression, cette idée pointe la responsabilité de systèmes qui agissent systématiquement et indirectement, sans que cette violence puisse être attribuée à des auteurs individuels.
La violence structurelle est une violence invisible
La violence structurelle est ancrée dans les systèmes et leur complexité, qu’ils soient politiques, économiques ou même les systèmes de pensée (représentations de l’autre et préjugés). Le propre des systèmes étant de s’être construits dans la longue durée, les effets qu’ils produisent appartiennent à l’ordinaire. Cette forme de violence des systèmes agit en dépossédant les personnes qu’elle affecte de leurs moyens d’agir, par exemple en réduisant leur accès à des ressources matérielles et symboliques : un revenu, l’accès à l’éducation et à la santé, la protection, la reconnaissance… Elle assigne à des positions sociales subalternes, desquelles il est d’autant plus difficile
d’échapper qu’un de ses modes d’action est l’intériorisation de ces situations par les personnes. Ainsi, elle atteint des éléments essentiels dans l’existence des individus : leur identité sociale et leur autonomie. Elle augmente leur impuissance.
Léon Bourgeois en ouvrant un horizon de construction de ce qu’il a appelé « la société des semblables » avait bien repéré les effets de la violence structurelle, sans la nommer. Il souhaitait travailler à construire « la possibilité pour l’ensemble des citoyens de former une société dont tous les membres disposent des ressources et des droits de base nécessaires pour s’inscrire dans des systèmes d’échanges réciproques au sein desquels chacun peut être
traité à parité »
Nos analyses contextualisées
« Violence structurelle. Comprendre les racines des inégalités », Karine Gatelier, Claske Dijkema, revue Alternatives non-violentes, n°188, sept.2018
« A la porte de l’Europe, à la porte de l’asile », Karine Gatelier, revue Alternatives non-violentes, n°186, mars 2018
« La violence structurelle de l’État français dans la demande d’asile », Karine Gatelier, fiche d’analyse, Juillet 2015, Irénées
« Violence structurelle »), Karine Gatelier, fiche de notion, 2012, Irénées
Le tableau ci-dessous reprend quelques caractéristiques de la violence directe et de la violence structurelle pour les distinguer
Violence directe | Violence structurelle |
---|---|
Conflits ouverts | Conflits latents |
Des faits | Un processus, un système |
Des événements bornés dans le temps | Un contexte, un environnement, des acteurs et des dynamiques d'un conflit |
Des points sur une flèche | Représentée par un espace, un moment ou un flux |
Médiatisée, plus familière | Peu analysée, sinon dans des travaux de spécialistes |
Un auteur identifiable | Absence d'un responsable facilement identifiable |
Violence épistémique
La violence épistémique est un concept issu d’une lecture de la colonialité des rapports de force créés et perpétués par les enjeux de la production du savoir. C’est le processus par lequel des populations dominées se sont vues dépossédées de leur parole et de leur pouvoir d’action. Elle s’articule et est complétée par d’autres rapports tels que ceux fondés sur la classe, le genre, la race, la religion etc.
La violence épistémique repose sur l’existence imposée d’un centre émetteur de normes épistémiques, héritée de la domination coloniale.c’est ainsi que le savoir occidental est valorisé et érigé en référence, reléguant les formes non-occidentales du savoir. Edward Said nous rappelle que les deux fondamentaux de l’autorité coloniale sont le pouvoir et la connaissance (Said, 1980), créant des hiérarchies tenaces que les décolonisations n’ont finalement pas supprimées; la décolonisation des esprits restant à faire (Mignolo, 2001).
Les études occidentales font de l’Occidental le sujet de l’Histoire et du non-Occidental son objet. Dépossédés du pouvoir de dire qui ils sont, les subalternes ne peuvent être entendus de leur oppresseur qu’en utilisant son code et son langage. La subalternité a à voir avec la lutte pour se faire entendre (Spivak, 2009) ; se faire reconnaître comme capables d’expliquer et d’analyser leurs propres expériences et non seulement comme seuls témoins
comme les désignent les scientifiques occidentaux (hooks, 1990). Écoutons bell hooks, afro-féministe des États- Unis, l’exprimer dans les paroles suivantes :
« Pas besoin d’entendre ta voix alors que je peux parler de toi mieux que tu ne le peux. Pas besoin d’entendre ta voix. Raconte-moi seulement ta souffrance. Je veux connaître ton histoire. Et ensuite, je te la raconterai en retour d’une nouvelle façon. Raconterai en retour d’une façon telle qu’elle sera mienne et m’appartiendra. En te réécrivant, je me réécris à nouveau. Je suis toujours l’auteur, l’autorité. Je suis toujours le colonisateur, le sujet parlant et tu es maintenant au centre de mon discours. »
« No need to hear your voice when I can talk about you better than you can speak about yourself. No need to hear your voice. Only tell me about your pain. I want to know your story. And then I will tell it back to you in a new way. Tell it back to you in such a way that it has become mine, my own. Re-writing you I write myself anew. I am still author, authority. I am still colonizer, the speaking subject and you are now at the center of my talk »
(hooks, 1990: 343).
Bell hooks souligne ici le pouvoir du chercheur, ou de l’écrivain, qui base son savoir sur les paroles des autres, les subalternes, dont les voix ne sont entendues qu’à travers des transcriptions ou des traductions par d’autres, qui de ce fait transforment leur parole. Ce pouvoir qui fait que certains groupes ne sont pas entendus doit être compris comme une forme de violence épistémique.
Nos analyses contextualisées
« Les subalternes de l’asile : pourquoi certains récits sont inaudibles », Karine Gatelier, à paraître Revue E-Migrinter, présenté au séminaire annuel du Réseau Migration, Migrinter, Université de Poitiers, Juin 2018
« La figure du géographe entre traducteur et traître », Claske Dijkema, Irénées, juin 2017
L’enjeu de visibiliser la violence
Chercher à agir sur la violence structurelle suppose d’abord de rompre avec son invisibilité. En la visibilisant, on produit plusieurs effets qui rendent possible d’agir sur elle :
– connaître son existence et la dénoncer ;
– légitimer une action contre ;
– comprendre de quoi elle est faite et comment elle agit.
Cette étape permet aussi de la politiser : elle rompt avec l’idée de chance et de malchance pour expliquer les différentes positions sociales ; elle démontre les effets d’un système, sur lequel du coup on peut chercher à agir.
L’enjeu de visibiliser la violence est essentiel car elle est au fondement des colères et des perceptions d’une injustice de divers groupes sociaux dits « en marge » de la société. Agir sur elle suppose généralement d’intervenir sur des représentations, des croyances, des mentalités, des systèmes. L’action s’inscrit par conséquent dans le temps long et elle n’est pas spectaculaire.
Ces 3 types de violence sont imbriqués les uns dans les autres ; les violences structurelle et épistémique sont des causes sous-jacentes de la violence directe.
Conflit
« Avec le début de la guerre, c’est la fin du conflit », Karine Gatelier, Irénées, décembre 2015
« N’ayons pas peur du conflit », Claske DIJKEMA, Irénées, octobre 2015
« L’autre fabrique du consentement : le conflit », Karine Gatelier, Irénées, juillet 2015
« Discussion autour des concepts de conflit et de violence », Claude-Richard MBOWOU, Irénées, Novembre 2011
Transformation de conflit
Nos analyses contextualisées
Transformation de conflit. Retrouver une capacité d’action face à la violence
Manuel « Analyse et transformation de conflit » Télécharger le PDF
« Le rap français : un vecteur de transformation de conflit ? », Maureen CLAPPE, décembre 2015, Irénées
« Outil d’analyse : Vecteurs de transformation au Katanga (RDC) », David NGOY LUHAKA, juillet 2015, Irénées
« Violence sans conflit ? La pertinence des outils d’analyse et de transformation de conflit dans le contexte de violences urbaines à Villeneuve », Claske Dijkema et Kirsten Koop, novembre 2013, Irénées
« Amandla Ngwethu ou le transfert du pouvoir au peuple », Claske DIJKEMA, décembre 2010, Irénées
« Avec le début de la guerre, c’est la fin du conflit », Karine Gatelier, Irénées, décembre 2015
« N’ayons pas peur du conflit », Claske DIJKEMA, Irénées, octobre 2015
« L’autre fabrique du consentement : le conflit », Karine Gatelier, Irénées, juillet 2015
« Discussion autour des concepts de conflit et de violence », Claude-Richard MBOWOU, Irénées, Novembre 2011