Le positionnement de Modus Operandi réinterroge la pratique de la participation politique. En effet, la participation politique est, dans la grande majorité des cas, soumise aux cadres institutionnels qu’ils contribuent de fait à reproduire.
Les espaces de parole prennent la forme d’ateliers auxquels sont conviées des personnes relativement ciblées. Ils proposent à leurs participants un espace protégé qui vise à construire ou à renforcer la confiance des participant.es et ainsi qui permet qu’une parole soit formulée, partagée pour la construire ensemble. Cette première étape vise à une prise de parole dans l’espace de l’arène.
Les participants sont des personnes qui, à un titre ou un autre, sont minorisées dans la société française, c’est-à-dire marginalisées voire exclues. Bien souvent, cette exclusion est le résultat d’une domination qui empêche la prise de parole. Le travail des espaces de parole peut être traduit par ce besoin de construire une confiance en soi ; il peut également s’exprimer dans la recherche d’une émancipation de cette condition.
Espaces protégés
Parce qu’elle nécessite d’être construite collectivement, la parole a besoin d’espaces sociaux protégés. C’est là que les personnes minorisées peuvent acquérir la confiance nécessaire, principalement par l’émergence d’une réflexion partagée. Ensuite seulement, cette parole peut s’exprimer dans l’espace public car il est l’espace de la diversité, donc dominé par les privilégiés. Les espaces protégés, au contraire, consistent, comme le dit Daniel Veron, dans des « formes alternatives et collectives donnant une expression publique aux besoins humains qui transgressent le cadre d’acier des représentations dominantes, médiatisées » . Ils se trouvent à la marge, dans les interstices de l’action engagée ; c’est, par conséquent, l’espace des alliés où la confiance est assurée et où la parole peut s’inspirer des colères, des résistances pour y puiser sa matière et ses mots. Modus Operandi conçoit la parole comme le « lieu symbolique » de l’expression de ce qui manque aux assujettis, à savoir, l’adhésion et la participation, en référence à Michel de Certeau qui explique que la parole consiste à dire : « Je ne suis pas une chose ». Nous y voyons une capacité d’émancipation de la position victimaire et la possibilité d’apercevoir le sujet politique.
Arènes
C’est l’espace de la publicisation et de confrontation à la contradiction voire au pouvoir établi que nous appelons « arène ». Partageant cette réflexion de Frederick G. Bailey voit « la vie politique, nationale comme locale, en termes de « jeu », où se confrontent et s’affrontent les acteurs sociaux, autour de leaders et de factions » (cité par Olivier de Sardan), Jean-Pierre Olivier de Sardan conclue à ce propos que l’arène « est au fond l’espace social où prennent place ces confrontations et affrontements ». Penser en termes d’arène, c’est en quelque sorte penser un type d’organisation sociale qui laisse place à un face-face entre différents groupes sociaux. Parlant de ces groupes sociaux, Jean-Pierre Olivier de Sardan les voit comme des groupes stratégiques hétérogènes mus par des intérêts, matériels ou symboliques, plus ou moins compatibles. Dans une arène, ceux-ci échappent à une lecture communautariste qui tend à essentialiser les personnes pour laisser place à la constitution de groupe autour d’un ou plusieurs intérêts partagés par les membres de ce groupe.
En travaillant donc à la mise en place des arènes, le conflit tel que nous le saisissons met en lumière deux approches fortes et distinctes, mais qui se veulent complémentaires. La première idée vise à lire la société comme un espace fait de bouleversements, d’antagonismes, d’oppositions, où l’unité harmonieuse et paisible ne peut être que le résultat d’une construction. La deuxième idée renseigne sur le fait que, dans une arène, il révèle des situations invisibles. Il est dans ce cas déchargé de toute lecture négative, il se trouve être au cœur des transformations sociales dépouillées de formes de violence.
Dans cette conception, les arènes prendront la forme d’un espace de rencontre et d’échange entre les participants des espaces de parole et un « public » identifié. Ce « public » est constitué des acteurs dans les conflits que Modus Operandi étudie qui occupent les positions dominantes.
Ces acteurs et leurs positionnements ne peuvent faire l’objet d’une rencontre et d’un échange avec les personnes concernées et affectées par les conflits qu’après un travail préalable de construction et renforcement de la parole, tel qu’il est réalisé dans les « espaces de parole ».
Ces acteurs appartiennent aux mêmes catégories dans tous les conflits étudiés : ce sont les tenants de la décision politique (mairie, préfecture) ; les représentants des forces de l’ordre (policiers) ; les pompiers, les enseignants ; c’est d’une manière générale, l’opinion publique quand elle porte des représentations stigmatisantes des participants des espaces de parole et parce qu’elle est le vecteur d’assignations diverses (identitaire, sociale etc.).
Parfois encore, la mise en débat d’une production diffusable peut endosser le statut d’arène : c’est par exemple le cas des écoutes publiques des émissions de radio dans l’atelier radio des cours de français. Elles sont suivies d’un temps d’échange où chaque auditeur peut s’exprimer, et les participants de l’atelier radio sont présents.
La conjugaison de l‘espace protégé et de l’arène
En travaillant à la mise en place d’un espace de parole sécurisé, Modus Operandi entend favoriser l’émergence, la construction et surtout la diversification des paroles aux côtés de celles jugées expertes. L’idée recherchée avec ces espaces de parole sécurisés est d’éviter une participation qui s’apparenterait à une simple diversification des instruments de légitimation du pouvoir. Participer ne se réduirait plus à une simple « proximité » à un acte de présence. Participer serait, à l’instar d’une arène, la réduction des positions de pouvoir pour laisser éclore la rencontre des idées qui viendraient se réinventer et aboutir à une idée nouvelle qui serait appropriée par tous les acteurs
présents dans cette arène. En outre, une telle participation favorise l’écoute, par les acteurs en présence, des idées contraires aux leurs. Parce que chaque groupe d’acteurs aura travaillé dans un espace de parole sécurisé, il aura été préparé non seulement à défendre sa position mais également à être à l’écoute de la position de l’autre.
Références:
Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, 1994
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et développement: essai en socio-anthropologie du changement social, 1995
Daniel Veron, Quand les sans-papiers prennent la parole, 2013
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