En choisissant Faire Monde pour titre, les 5es Rencontres de Géopolitique critique posent les constats suivants : la persistance d’une politique de la division héritée de la période coloniale et sans cesse reproduite depuis ; l’urgence à sortir de la perspective prédatrice, dévastatrice, conquérante et excluante ; la militarisation de l’espace public, comme une nouvelle forme de guerre permanente, menée par un État moderne dont la citoyenneté ne cesse de s’effriter. La mondialisation fonctionne à coups de tentatives d’homogénéiser le monde à travers diverses catégories (territoriales, économiques, sexuées, raciales…). Dans ces conditions, l’unité est une violence, une injustice, une domination. Tant de choses à transformer.
Faire monde c’est chercher à désapprendre, à se décentrer, avec pour cap une pensée archipélique fondée sur une politique de la relation. Nous refusons la quête d’une nouvelle totalité et nous cherchons plutôt une contre-pensée, une pensée de la relationalité qui voit dans la relation, comme le dit Felwine Sarr, « un lieu par excellence de la lutte contre la politique de la prédation ».
Faire monde c’est se relier ; c’est voir et reconnaître les singularités en présence ; c’est affirmer notre allergie à l’idée d’un monde singulier, au despotisme de l’identité.
Faire monde c’est pluraliser ; créer et multiplier les centres, loin de la logique de mise en périphérie. Il n’existe pas, comme l’analyse Achille Mbembe, un propre de l’humain, un individu générique qu’il faudrait non seulement différencier des autres qui n’appartiennent pas au centre unique planétaire mais également « qui serait séparable de l’animal ou du végétal ; ou encore que la Terre qu’il habite et exploite ne serait qu’un objet passif de ses interventions ». En sortant d’une lecture anthropocentrée, le monde peut être vu dans le cadre d’une écologie générale et d’une géographie à plusieurs centres, et non comme un simple artefact qui résulte de la force de l’humain. Participer ainsi à la construction d’une société du vivant c’est reconfigurer nos regards sur le monde.
Faire monde pour ne pas craindre la rencontre avec l’hétérogène, avec la contradiction et les
fractures, dissimulées au-delà du visible. C’est chercher à rendre la confrontation avec la différence, constructive. C’est construire le conflit pour qu’il répare les injustices. Exprimer la colère, dénoncer l’injustice, revendiquer des droits, désobéir, sont autant de façons de contribuer au commun.
Avec Faire monde, nous chercherons à défaire ce monde divisé et opposé par les imaginaires géographiques orientalistes, pour donner à voir nos interdépendances et nos liaisons. Les chemins sont multiples : subvertir la logique binaire et manichéenne (eux et nous ; le Sud et le Nord ; les Noirs et les Blancs ; …) ; déconstruire les imaginaires qui fondent des rapports de domination ; décentrer le point de vue masculin blanc impérialiste pour ouvrir la voie aux polyvocalités de la multitude…. C’est donc un travail sur nos imaginaires ; sur nos représentations de l’ici et de l’ailleurs. Rompre avec la représentation d’un Sud comme l’image en négatif d’un Nord, et associé aux maladies, aux conflits ethniques, à la pauvreté, à la mauvaise gouvernance etc. Rompre avec un discours qui reste un discours colonial.
Faire monde nécessite une réflexion sur le privilège de la couleur, la blanchité au coeur de l’impérialisme. Quand la théorie raciale tombe en disgrâce, après la deuxième guerre mondiale, un nouveau discours la remplace : celui des différences culturelles et du développement. La fin de la période coloniale ne met pas un terme à l’infériorisation, les processus d’altérisation poursuivent leur travail, en empruntant à d’autres registres, mais en maintenant les privilèges liés à la race.
Faire monde c’est relever le défi des mots, car les mots comptent et nous devons être attentif·ve·s à l’effet qu’ils procurent sur le monde et sur les personnes. Nous voyons un enjeu à proposer un vocabulaire qui nomme les choses telles qu’elles sont. Nous avons besoin de nommer ensemble ce qui nous arrive car, tant qu’on ne dispose pas des mots, le monde reste opaque et on ne sait pas comment agir sur lui. Faire monde c’est donc aussi travailler ensemble à se doter des mots qui dénoncent et visibilisent les intentions de divisions.
Faire monde comporte aussi un enjeu de narration.
Notre société est organisée autour d’un ensemble de récits que nous racontons sans relâche : le récit du progrès, celui de la conquête, de la domination…etc. Nos aspirations et nos actes sont chargés et orientés par ces récits. Pour faire monde, il faut alors faire récit, oser de nouvelles visions à raconter et à vivre, à partager et à expérimenter. C’est revendiquer un récit qui prend racine dans nos préoccupations, nos émotions et nos aspirations d’aujourd’hui. Nommer ce qui nous rend chacun·e impuissant·e, faire exister notre peur collectivement, c’est transformer une émotion personnelle en problème politique. Le récit devient alors une nouvelle pratique du politique et l’occasion d’un rassemblement.
Faire monde se passe alors, pour une partie, dans l’espace public. Il est le lieu de nos pratiques situées et de nos relations quotidiennes, trame pour revendiquer la justice sociale, nos luttes, notre bien-être et notre survie. Cet espace nous le faisons, le construisons par nos actions et nos forces. Même produit par le pouvoir, il reste le lieu du possible parce qu’il permet aux revendications de devenir visibles et publiques. Faire monde conduit alors à faire place. Fabriquer, inventer, créer des places, par et pour celles et ceux qui en sont privé·e·s, qui sont relégué·e·s dans des non-places. Ne cherchons plus à simplement trouver place dans la société telle qu’elle est établie, utilisons plutôt notre imagination pour la transformer, la remodeler, bouger les positions et subvertir les rapports de pouvoir. Faire place passe par la production d’interstices et en s’ouvrant à la relation.
Dans un contexte de catastrophisme écologique, faire émerger de nouveaux mondes en faisant converger nos craintes, en réactivant notre sentiment d’appartenir ensemble à un même réel, est une réponse à l’incapacité qui nous bloque et qui empêche notre pouvoir d’agir. Il s’agit d’écrire les récits manquants de l’Histoire, les contre-récits qui visibilisent l’inaperçu, le dissimulé, les mécanismes cachés et dévoilent leur violence. Nous avons besoin de contre-récits pour rendre justice aux personnes, et aux luttes invisibilisées qu’elles ont portées. Pour refuser cette violente paix et dénoncer la fabrique du consensus néolibéral.
Faire monde en intégrant une démarche poétique.
Les démarches artistiques, parce qu’elle font naître des nouveaux paysages culturels et intellectuels partagés, participent à défaire et refaire le monde dans sa pluralité. Il s’agit de l’apprentissage de nouvelles façons, plus sensibles, d’observations qui nous apprennent une manière différente d’être au monde, de le comprendre et d’agir sur lui. Il faudrait travailler nos sensibilités, aiguiser nos capacités de perception, nourrir notre créativité afin de se rendre compte que le monde est toujours en train d’être fait, les rapports de force se renégocient et réorganisent l’ensemble.
L’imagination que nourrit un certain nombre de discours écologistes est celle d’un retour à un monde sans pollution, nourris par des rêves de nettoyage pour réparer le monde. Les déchets font pourtant partie de notre monde et leur présence a tant un caractère irréversible, qu’on peut se demander s’il ne faut pas les intégrer dans notre représentation du monde. Comment faire monde avec les déchets, les rebuts, tout ce qui est produit et relégué sans pour autant accepter la poursuite des activités polluantes ?
Pour tout cela, des espaces communs sont à ouvrir, avec une attention particulière pour un monde qui exalte la rencontre et le contact, avec l’objectif de relever le défi de la mutualité, pour faire une société du vivant. Ce travail commun cherche aussi à organiser une perception fine du réel pour cesser de céder à la simplification. Respecter le divers et imaginer un état de mise en présence des cultures vécues pour bénéficier de l’enrichissement intellectuel, spirituel et sensible, à l’image de la mondialité telle que définie par Édouard Glissant.
Concrètement faire monde, autour de Grenoble du 27 mars au 4 avril 2020, consistera à ouvrir des espaces communs, partager un imaginaire pluriel, écrire des contre-récits, croiser les expériences de luttes contre les dé-liaisons dans nos sociétés, élaborer des contre-pensées, organiser l’insurrection de l’imaginaire face aux sicaires de la pensée, libérer nos capacités d’empathie et de solidarité, pratiquer notre liberté, dessiner des contre-cartographies, cultiver l’errance, se rencontrer, relier tout ce qui est dé-lié…